Au début de l’année
1996, Lionel et Valérie partent au Vietnam. Mon premier album a paru
en janvier de cette année, et depuis quelques temps déjà nous parlions
avec Lionel de faire un album ensemble, après l’essai moyennement concluant
que fut Pique-nique au bord du néant. Quelques jours avant son départ,
il me laisse son journal, pour y chercher des pistes. Je lis son journal
intégralement (journal qui à l’époque m’impressionne beaucoup de par son
ampleur), ce qui se révèle assez fastidieux – cela représente des centaines
de pages manuscrites au format A4 -, ainsi qu’un peu embarrassant. C’est
fascinant, aussi. Petit à petit, j’ai envie de le mettre en images. J’aimerai
faire quelque chose de très long et quotidien.
Je n’attends pas le retour de Lionel pour commencer à y travailler. Je
prends un passage qui me plaît et le découpe. Les premières planches sont
ratées. Dans le texte, je remplace il par je. Je recommence,
je fais 5 ou 6 planches. Elles me plaisent mieux, mais elles ne marchent
toujours pas à la lecture. Je reprends le texte d’origine, avec je.
Dès le départ, je sais que ce projet prendra du temps.
En mai, je pars dans la Drôme chez ma grand-mère – qui vit seule dans
une ferme isolée – afin de mettre en en ordre les passages que j’ai sélectionnés,
parce que je ne m’y retrouve pas. Entre les scènes, j’ai l’idée d’inclure
des interludes dans lesquels le texte serait prédominant ; Je fais des
recherches de mise en page et réalise une grille de composition très simple
me permettant de mettre le texte en avant et d’y insérer des illustrations.
Cela se révélera au final compliqué et peu convaincant, et décalé avec
le reste. Toujours ce désir de faire quelque chose de littéraire… Je lis
les journaux de Michel Leiris, Virginia Woolf, puis plus tard ceux de
Julien Green, Marcel Jouhandeau, Paul Léautaud.
Lionel et Valérie reviennent du Vietnam. Je continue pendant l’été de
travailler sur le projet. J’ai l’impression que ça intéresse Lionel mais
qu’il ne sait pas trop comment s’y prendre. Ce n’était peut-être pas une
très bonne idée de commencer sans lui. Nous réalisons le chapitre le plus
long, celui qui se passe pendant la fête de la musique. A partir de ce
stade Lionel prend en charge l’écriture et m’écrit spécialement des récits.
Le lien avec son journal disparaîtra peu à peu.
En septembre le magazine Jade publie le premier épisode du Journal. Nous
proposons un autre extrait à l’Association, intéressé, mais qui le refuse
après de vives discussions internes. En novembre je décroche un emploi
de magasinier en bibliothèque à mi-temps. Le 9 janvier 1997, j’écris dans
mon journal : « Le journal d’un loser n’avance pas très vite. »
Impression d’être embourbé dans ce projet. Un détail m’inquiète : la physionomie
des personnages évolue sans arrêt J’ai l’idée d’intercaler des discussions
entre Lionel et moi entre les scènes.
Le 7 avril, après un an de travail, 50 pages sont réalisées. A ce moment-là,
je travaille sur l’épisode du vernissage d’exposition, un des épisodes
les plus problématiques. Je suis la proie à de nombreuses faiblesses graphiques,
que je n’arrive pas à résoudre. J’écris dans mon journal : « Qui va publier
ça ? » Lionel m’écrit : « Travailler sur Le journal d’un loser
est étrange, c’est à la fois quelque chose dont je m’éloigne, je veux
dire en tant qu’état, et quelque chose dans lequel je suis encore enfermé.
» Je me pose des questions concernant les liens entre le texte et les
images. J’ai peur de faire quelque chose qui serait redondant avec texte
de Lionel.
Le graphisme du Journal d’un loser est de plus en plus réaliste,
à tel point que, graphiquement, je frôle parfois un style que je déteste.
Je n’avais rien fait de tel auparavant. Valérie me donne beaucoup de photographies
et elles deviennent rapidement une véritable base de travail. Le problème
avec les photos est de travailler avec tout en les oubliant.
Après mon emménagement rue Grobon, nous préparons pendant l’été une demande
de bourse au Centre National du Livre afin de terminer Le journal d’un
loser, ce qui nous oblige à revoir tout le synopsis et à préciser
nos intentions. C’est le chaos, mais les planches finies s’amoncellent.
Comme il y a un gros décalage entre les premières et les dernières pages
réalisées, tant graphiquement qu’au niveau du texte, nous décidons de
refaire la première scène. J’ai bien peur que ce ne soit l’escalade et
que tout ne soit à refaire.
Le 14 août 1997, Lionel m’écrit : « Je pense sans arrêt au Journal
d’un loser. Il faut que ce projet s’éclaircisse » Au même moment,
au vu des dernières planches de l’épisode de la séance du magnétoscope,
je pense qu’on trouve enfin le ton de l’album. En novembre, une exposition
de gravures d’Horst Janssen au Musée de l’Imprimerie me donne l’idée de
réaliser une série de portraits frontaux pour les interludes – une idée
qui sera peu à peu laissée de coté. J’ai repris cette idée en juin 1998
pour la réalisation de deux lithographies sur les presses de l’URDLA.
Je réalise les 3 pages de la discussion entre Luc et Marie – le couple
principal de l’album, représentant Lionel et Valérie – qui est pour moi
le passage le plus réussi, un vrai plaisir graphique.
En mars 1998, nous apprenons que la bourse du CNL nous est refusée. On
se dit que ça nous aura au moins permis d’avancer le synopsis ; Nous sommes
assez forts en général pour nous consoler avec peu.
Je travaille sur Le journal jusqu‘en juillet/août. Re-déménagement,
ce qui me prend un mois entier. Nous passons une dizaine de jours dans
la Drôme avec Jean-Philippe des éditions 6 Pieds sous terre, et Valérie.
Nous travaillons sur la structure de l’album, dont la sortie est prévue
pour le 17 novembre. C’est la panique pendant les premiers jours, puis
tout se met naturellement en place. Je boucle en une semaine les corrections
et le lettrage des 80 planches réalisées. De retour à Lyon, il me reste
un peu plus d’un mois pour réaliser les 15 dernières pages et la couverture.
Lionel trouve un travail à mi-temps dans une imprimerie. Je n’ai pas d’atelier
et je travaille pratiquement sur mon lit. Je trouve un atelier à louer
à la mi-septembre. J’apprends que la maison familiale dans laquelle nous
avons passé le mois d’août, et à laquelle j’étais très attaché, va être
vendue. Cette décision de vente sonne à mes oreilles comme un glas. Sentiment
de perte, nostalgie. Je rattache ces sentiments à la réalisation de la
dernière partie de l’album, que je trouve, en lisant notre synopsis enfin
bouclé, très triste. Au moment du bouclage, la bibliothèque dans laquelle
je travaille me propose un emploi à plein-temps, avec la possibilité de
devenir titulaire. Je ne sais pas quoi faire ; la précarité ne me tente
plus, ni la perspective de vivre du dessin. A la réflexion, ce peut être
un moyen d’être indépendant dans ce que je fais.
Fin septembre, nous apprenons que l’album ne pourra pas sortir à la date
fixée et est repoussé à janvier 1999, dans le meilleur des cas. Lionel
me propose d’écrire un texte relatant, de mon point de vue, la réalisation
de ce projet.
Ambre
Le
point de vue de Lionel Tran
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