Il est des albums qui démontrent que la bande dessinée peut être autre chose qu'un art mineur. Ambre et Lionel Tran, deux jeunes créateurs lyonnais, proposent le Journal d'un Loser, récit sensible et intelligent, portrait d'une génération de trentenaires qui, broyés par les années quatre-vingt, peinent aujourd'hui à recoller leurs morceaux. Dans leur approche documentaire, les auteurs, influencés par le travail du cinéaste Raymond Depardon […]choisissent de restituer le réel plutôt que de le raconter. […] Ambre et Lionel Tran réussissent, par l'économie des éléments narratifs et un graphisme dépouillé, une incursion passionnante dans l'intimité d'une personnalité complexe. L'écriture élégante, le sens du dialogue et le dessin superbe composent un camaïeu subtil d'émotions et de sentiments auquel on peut difficilement demeurer insensible.

Johan Scipion
Elegy n°6, sept/oct 1999

 

[…] il y a bien plus que la noirceur apparente dans ce journal, il nous aide en quelque sorte à vivre avec nos propres angoisses… Les superbes dessins à l'acrylique et à la plume d'Ambre servent parfaitement les textes de Lionel Tran. La photographie est également utilisée. Lionel tran […] nous prouve que la bande dessinée est un média approprié pour des récits autobiographiques […], qu'il apporte autre chose que le roman. […]

Jean-Marc Sache
Le Zapathique Illustré n°11, sept 1999

 

[…] Le graphisme noir délavé où les visages sont souvent méconnaissables donne une répartie visuelle parfaite au récit et traduit avec justesse le mal être du narrateur. Même s'il n'en est pas vraiment un, cet album s'iscrit dans cette veine de récits autobiographiques qui deviennent soudain des regards d'artiste, où l'apitoiement sur soi-même réussit à se muer en moteur de création. […]

X.G.
Bodoï n°23, oct.1999

 

[…] Dans le Journal d'un Loser, il nous paraît que deux temps s'opposent, celui du doute et de l'angoisse et celui de l'apaisement. Le premier occupe les trois quart des 125 pages et justifie le titre. C'est le temps des ratages, des apories, celui où les jours répètent la désespérante routine d'une vie sans éclats qui contient tous les indices de l'échec inéluctable. Cette sensation qui nimbe les pages, cette ambiance, sont évidemment suggérées par les splendides images à l'acrylique de Ambre, plombées de noir, de gris sombre qui outrent les modelés de visages figés sur de tristes sourires, ses mises en pages signifiantes où de longues cases verticales épousent les coulures de peinture, qui suggèrent chutes vertigineuses et noyades. […] Sans que cela soit systématique, quelques pages où les auteurs font le point sur l'état d'avancement du Journal d'un Loser viennent s'intercaler entre deux scènes, ce qui nous permet de comprendre que le doute provient de l'objet même dans lequel il s'exprime : cette bande dessinée que les deux amis sont en train de concevoir. […] Ce dont les auteurs prennent conscience, c'est que malgré leur impuissance à trouver un sens à cette bande dessinée, ils sont parvenus à la conduire presque à son terme, en respectant leur intention de transcrire le monde tel qu'il est, de se montrer objectif tout en confiant à la forme de l'expression toute la part de subjectivité. Cette constatation correspond au second temps de l'ouvrage, celui de l'apaisement, celui où durant quelques pages le soleil brille à nouveau, où l'on porte un toast à la vie «à la vie ? pourquoi pas ?!» et où l'optimisme se pare d'une blancheur aveuglante. […]

Jean-Philippe Martin
9ème Art, les Cahiers du Musée de la Bande Dessinée n°5, janvier 2000

 

Ce livre n'est pas un journal intime, il est plutôt la chronique (lyonnaise) d'une génération, celle qui, il y a une dizaine d'années, était qualifiée de « bof » ou de « X ».
Pourtant il ne s'agissait que d'une génération mélancolique, dénotant seulement face à celle de ses parents ayant connu eux, les golden sixties, mai 68, l'avant-73, etc.
Une mélancolie de ne pas avoir vécu ça, de ne pas pouvoir en vivre l'équivalent (1), de n'avoir connu que la crise et de n'être que des enfants du rock (2). Quand ces « X » et ces « bofs » ont eu l'âge où leurs parents voyaient les utopies de leur enfance dans les champs du possible (conquête de l'espace, voyages supersoniques, etc.), ils n'y voyaient plus qu'un vaste « no utopia » (militaires dans l'espace, pollution de la couche d'ozone, etc ...).
Leur rêves de base : être « cosmonaute », être une « rock star ». Aujourd'hui ils sont plus proches de l'âge de ceux qui marchaient sur la lune que de leurs 20 ans, et ils ont dépassé celui des musiciens et chanteurs des disques qui les ont enchantés dans leur adolescence. Et puis la place du rock à l'heure du Rap ou de la techno n'est plus la même, et ça n'arrange pas la mélancolie (qui devient XXL).
Le livre est aussi traversé par un libraire/petit éditeur, dont les difficultés émergent et resurgissent constamment. En impasse, apparaissant seul, il incarne la peur de l'échec pour tous. Ce libraire est d'une génération intermédiaire, entre la leur et celle de leurs parents. Il a donc aussi incarné un espoir, une indépendance. Pris pour exemple en espérance, il se retrouve quand tout va mal, automatiquement dans le rôle de l'espoir déçu, du loser. Cette logique fataliste les paralyse alors davantage. Ils ont trente ans et plus ou vont les avoir, et ils continuent à vivre en apparence comme il y a dix ou 15 ans (3). Pourtant ils ont grandi, mûri, ou autre qualificatif de cet ordre. Une soirée magnétoscope, par exemple, ne se fait plus autour d'un film « interdit aux moins de » (en étant gore ou X justement) mais autour de Lynch, Bergman, Scorcese, Tarkovski. Comme un cercle vicieux, cette intelligence les rend encore plus « bof », encore plus « X ».
Le seul défaut de ce livre est son titre. Il introduit l'idée d'un journal intime noir comme du Dostoievski. Pourtant on est loin de tout ça. Par sa forme à deux voix, il se rapproche même plus du Journal d'un album de Dupuy et Berberian que du Journal de Fabrice Néaud.
Lionel Tran (scénario) et Ambre (scénario et dessin) ont écrit un livre sombre, aux gris denses dans la forme comme dans le fond, dont ils nous comptent la genèse tout en portraiturant leur entourage et eux-mêmes.
De par cette densité, on peut se demander si le genre du Journal, c'est-à-dire une chronique précise au jour le jour (4) est possible en bande dessinée ? Car la flèche du temps va vite et il faut avoir la rapidité de l'écriture (ou de la photo, de la vidéo) pour pouvoir la saisir dans son envol. Et le travail de Néaud et ici d'Ambre ont tous les deux en commun l'utilisation d'un dessin très travaillé, qui implique un re-travail sur ce qui a été saisi par la mémoire (et/ou des techniques d'enregistrement légères), mais aussi un retard sur le temps (les temps) que l'on veut/voulait chroniquer.
En fait c'est par cette distance (5) que le genre du journal a un intérêt. C'est par elle qu'émerge/émergera un pan de la singularité de la bande dessinée, et le journal d'un loser y contribue largement.

(1) En apparence, i.e. comme en témoignent les photos et les films.
(2) Cela implique de l'apprendre, de connaître son histoire, alors que leurs parents l'ont inventé de toutes pièces. Un comble.
(3) D'où le terme très con « d'adulescent » récemment utilisé par certains médias.
(4) Tran et Ambre cultivent justement dans ce livre, l'imprécis et une certaine atemporalité. Les jours rapportés sont notés « un jour », « un autre jour ». Il n'y a aucune date précise d'inscrite.
(5) Et puis la distance dans l'écriture, la photo, la vidéo existe aussi. Elle est dans le choix des mots, du cadrage, etc.

Jessie Bi
Du9 (e-magazine), janvier 2001